« Le Pullmann est favorable à la réflexion. »

Paul Vidal de la Blache, 1904

Venu à la géographie par l’étude de l’Ancien Monde Paul Vidal de la Blache reconnaît la nouveauté de l’Amérique.
Longtemps, la France, l’Europe, le Bassin méditerranéen, l’Inde et plus généralement l’Asie des fortes densités sont la matière principale de sa bibliographie et de ses exemples. Il s’intéresse aussi vivement aux relations entre les foyers culturels de l’Orient et de l’Occident. Il écrit peu sur l’Afrique et encore moins sur l’Amérique, qui lui paraît probablement un monde trop jeune.
Mais son voyage en Amérique du Nord (Canada, États-Unis et Mexique), à l’occasion du congrès international de géographie de 1904, est pour lui une expérience forte. Elle lui ouvre de nouvelles perspectives, comme en témoigne toute son œuvre de la maturité.
Nature et culture américaines sont pendant près de deux mois des motifs d’intérêt, d’impressions et de réflexions. Vidal regroupe son questionnement sur l’altérité américaine sous le terme, consacré à l’époque, d’« américanisme ». Cette expérience sera incorporée dans sa recherche sur la modernité. Il est convaincu qu’une ère géographique nouvelle s’est ouverte à la fin du XIXe siècle avec le rétrécissement du monde, lié à la révolution des transports.

À travers l’Amérique du Nord…

31 août « Nous entrons par la porte septentrionale de l’Amérique, celle des Bretons et Normands, celle qui portera les Français jusqu’au cours du Mississipi. »

« En face Québec »

6 sept. « La silhouette aérienne de la ville ne se compose pas de flèches et de clochers mais de plateformes, terrasses, cylindres monstrueux. Là poussent des babels fourmillant de monde jusqu’à 3h ».

14 sept. « Broadway, midi. Par vent sud est, pluie et boue. La fumée monte des maisons gigantesques qui enserrent la rue. Foule composée d’hommes habillés à peu près de même ; peu de femmes – impression saisissante.

9 sept. « Dans le domaine de la géographie humaine, ils ne sont pas arrivés à la méthode de comparaison : ils ne se préoccupent pas d’autrui ni du passé. »

11 sept. « Peu de gens mal vêtus. Les hommes et les dames nègres, aujourd’hui endimanchés en blanc, vont correctement au service divin.

17 sept. « Des routes droites s’allongent à perte de vue, couvertes de rails, piquées de trolleys et couvertes de la toile d’araignée des fils télégraphiques. Des petites maisons en bois, puis des blocs de grands édifices en briques, terminés en terrasses, se font plus nombreuses. Sur la façade la brique est peinte en rouge vif. Pas de limite précise entre la ville et la banlieue. »

18 sept. « Prairies de l’Illinois […] Champs de maïs à l’infini […] Beaucoup de moteurs à vent pour élever l’eau, près des fermes. »

Piémont des Rocheuses

24 sept. « Après Las Vegas, on commence à voir des cactées. »

25 sept. « Santo Domingo : village indigène (Opi) sur le Rio Grande. Eglise catholique en terre, huttes de terre contiguës, sur les terrasses desquelles ils se groupent endimanchés dans leurs longues draperies rouges, tandis que sur la place centrale se déroule une danse [de pluie]. »

En approchant du Cañon

29 sept. « Une pluie diluvienne pendant la nuit a emporté des ponts, changé le plateau en fondrière : pannes prolongées depuis 6h du matin. »

30 sept. « Rincon se compose d’une gare, d’une boutique à tout vendre où est la poste, d’un barbier qui s’intitule Dr, d’un saloon avec 2 dames, et de quelques barques indigènes. – un troupeau de chèvres – cowboys à tablier de cuir. »

1 oct. « Passage du fleuve – changement de frontière, de langue, de types. Le monde américain du Sud commence ici. »

2 oct. « Depuis Las Vegas, les mêmes paysages nous suivent. […] Cette végétation a l’air méchant. »

3 oct. « Le Central-Mexicano est le véhicule de l’influence américaine. 

Américanisme (suite).
N’emploie que des procédés perfectionnés : prime à l’invention, à l’initiative.
A. L’américanisme n’est pas la glorification de l’argent, mais procède de calculs : où est le profit, dans les conditions particulières où il a à agir ?
B. Il veut des résultats prompts.
C. Il met entre les mains de chacun un outillage perfectionné dont il faut savoir se servir.
D. Il permet l’accès direct à la science, à la fortune.
Mais son horizon intellectuel est borné. Il n’est pas intellectuel.
Pas de hiérarchie (en ce sens qu’un savant ira, devant les employés ou les domestiques, chercher son eau, son assiette…, et que ceux-ci viendront sans embarras s’asseoir à la table des voyageurs.) […]
{principe de calcul et d’intérêt réciproque dans les relations entre patrons et ouvriers}
[…]
E. Dans l’esprit, une manière remarquable de simplifier. 
F. Grand rôle ici du self made man. »

5 oct. « Les pelados vivent de rien, s’enivrent avec vin d’agave, très doux en temps ordinaires, courtois et polis. Dictature de fer maintient le pays. La sécurité est impitoyablement garantie. […] Les finances bien administrées (Limanton, fils de Français). On parle d’adopter l’étalon or, ce qui amènerait une nouvel afflux, un rush de capitaux étrangers. »

6 oct. « Une épaisse végétation de lianes enveloppe tout d’une broderie verte […] Une échappée dans la nature tropicale. »
[…] « Des Etats-Unis ici on franchit non seulement 2000 kilomètres, mais des milliers de siècles. »

8 oct. « Des heures entières dans le chaparral ! »

9 oct. « Des troncs d’arbres coupés dans les champs ; plus souvent l’arbre lui-même, mort, avec ses branches, se dresse au milieu du champ cultivé, sans qu’après l’avoir brûlé on ait pris la peine de l’abattre : c’est la colonisation qui commence, par le massacre de la forêt. { Après une ou deux récoltes ils vont faire le même coup plus loin.} »

10 oct. « La ville américaine (suite) / 6 h soir. Broadway (St Louis) : les tours sont assiégées ; les affiches lumineuses escaladent les façades (lettres disposées en long) : tout s’illumine et se dépêche. »

1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
85df56ffe634c51bfdc368983fb899a22fe7c731

Après une traversée effectuée du 26 août au 3 septembre 1904, Vidal de la Blache parcourt l’Amérique du Nord à l’occasion du VIIIe Congrès international de géographie (itinérant) et de l’excursion qui lui succède entre le 17 septembre et le 20 octobre. Il consacre deux calepins (n° 24 et n° 25) à ce séjour américain.
Familier des échelles et des milieux européens et méditerranéens, Vidal de la Blache observe au jour le jour les spectacles et les personnages qu’il côtoie. En géographe expérimenté, il compare et il généralise. Il découvre aussi de l’inédit :
« Celui qui voyage dans l’Amérique du Nord, écrira-t-il l’année suivante, est redevable à la nature d’une ou deux des plus grandes émotions qu’on puisse ressentir sur la face du globe ; j’entends le Niagara, et surtout le cañon du Colorado pour ne parler [que] de ce que j’ai vu. Toutefois, ce qui surnage dans l’esprit, c’est bien, après tout, la sensation très vive d’une société nouvelle. »

D’un jour à l’autre, feuillet après feuillet, au total 225, les calepins enregistrent les observations du voyageur. Ses carnets témoignent aussi d’une enquête progressivement instruite, où il tente d’élucider les traits de la nouveauté américaine. Il note des comportements, un certain style démocratique. Il relève aussi un type d’aménagement qui transforme radicalement la nature et l’espace. Il observe enfin des processus d’américanisation au Canada et au Mexique, signes d’une expansion ou d’une conquête à partir des États-Unis.
Ses notes le montrent aussi observateur politique.
Au total, conclut-il :
« Il y a un plaisir spécial de caractère tout géographique à voir en 6 semaines une section du globe terrestre allant du Labrador au Golfe du Mexique. Évidemment on ne voit qu’à la volée ; mais cette observation rapide a son intérêt. Elle met en valeur les différences. »
Au cours de ce voyage, comme nombre de ses contemporains, Vidal de la Blache cède à une « fascination réticente » :
« Si le passé et la glorieuse patine que le temps met sur les vieilles choses manqueront toujours dans ce pays à l’archéologue et à l’artiste, l’historien et le sociologue y trouveront l’occasion d’un plaisir plus rare, celui d’assister à la préparation de l’avenir. »

bb7b825d01d37a5b9a4b8f5255e18f822be274b6
Carnet 24, images 16
Vidal de La Blache, Paul (1845-1918), “Carnet de Paul Vidal de la Blache [24]”, NuBIS, accessed 20 avril 2021, nubis.univ-paris1.fr/15733/3hzk
38a871cc1409bbc278259e3baad6b015272da058
Carnet 24, images 49
Vidal de La Blache, Paul (1845-1918), “Carnet de Paul Vidal de la Blache [24]”, NuBIS, accessed 20 avril 2021, nubis.univ-paris1.fr/15733/3hzk
amerique-pages-correspondant-a-la-balise-n-10
Carnet 24, images 56
Vidal de La Blache, Paul (1845-1918), “Carnet de Paul Vidal de la Blache [24]”, NuBIS, accessed 20 avril 2021, nubis.univ-paris1.fr/15733/3hzk

L’Amérique comme monde nouveau

À partir de son voyage transcontinental de 1904, l’Amérique inspire manifestement la pensée et les écrits de Vidal, depuis le récit libre qu’il publie pour le grand public de la Revue de Paris : « À travers l’Amérique du Nord » (1905), jusqu’aux Principes de géographie humaine (posthume, 1922).
Alors, avec les USA ou l’Argentine, l’Amérique entre pleinement dans sa représentation du monde, comme un continent fourmillant de « pays neufs » qui expérimentent des formes d’agriculture moderne, et celui du gigantisme urbain.
Dans ses derniers écrits, Vidal de la Blache attribue à l’Amérique un traitement particulier : en ce début du XXe siècle, le Nouveau Monde, et par-dessus tout les États-Unis, lui semble un espace hors du commun, le laboratoire d’un monde nouveau. Pour lui, le monde achève de s’unifier sous l’emprise de l’ « américanisme ».

Lors d’une commémoration franco-américaine de la figure de Samuel Champlain (1912), Vidal voit dans le Monument Champlain inauguré dans le haut-lieu de Crown Point (Champlain Memorial Lighthouse), un symbole reliant les peuples qui ont forgé l’histoire de l’Amérique du Nord. Selon lui, le caractère visionnaire des explorateurs français a, par leur sens de l’espace, préfiguré l’esprit de l’américanisme.

vidal-par-cormon-1913-copie-copie
Portrait de Vidal de la Blache par Fernand Cormon paru dans le livre commémoratif Guillaume Hanotaux et al., La Mission Champlain aux États-Unis et au Canada, avril-mai 1912, Paris, Éditions France-Amérique, 1913.