« Il avait l’humeur vagabonde et flâneuse de ceux pour qui l’observation est une manière de réfléchir ; on le rencontrait solitaire dans les vieux quartiers des villes, dans les sentiers perdus de la campagne ; il aimait à s’égarer parmi les choses et les gens, oubliant l’heure des repas et des trains. De ses promenades il rapportait de la couleur et de la vie pour ses tableaux géographiques. »

Albert Demangeon, 1918

Vidal de la Blache a été pendant un demi-siècle un voyageur décidé et accompli. Les voyages scandent sa vie et son emploi du temps. Le voyage est un moment d’observation, de réflexion voire de méditation. Ses carnets livrent la partie de travail et de plaisir de ces moments. Sauf exception, il ne publie aucun récit de voyage, mais son inspiration puise indéfiniment dans la mémoire qu’enregistrent ses calepins.
La figure du voyageur est aussi récurrente chez Vidal. Il sollicite et il rend compte des récits des explorateurs et savants de son temps, mais aussi de temps plus anciens, Marco Polo ou Hérodote. L’expérience du trajet, de la découverte, ce qu’il appelle « le vif » a pour lui une valeur géographique. C’est un moment où les propriétés d’un lieu et sa charge humaine se révèlent. Ses carnets de terrain sont ponctués par des notations à la fois savantes et affectives. Un «  Italia ! » débute les notes de son cinquième voyage transalpin, 30 ans après le premier, comme pour célébrer des retrouvailles. Celles d’un Marco Polo de retour au pays ?

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« Une route chinoise dans la montagne », gravure du Marco Polo, son temps et ses voyages de Vidal de la Blache (1880))

Le temps des cours et le temps des courses

Le calendrier de ses déplacements montre la permanence des voyages. Pendant l’année alternent le temps du travail universitaire et le temps des courses en France et à l’étranger.

Voyages et écriture de l’œuvre coïncident, plusieurs de ses textes faisant comme le bilan de séries de voyages :

1872 : Hérode Atticus, sa thèse préparée lors de son séjour à l’École d’Athènes.

1880 : Marco Polo. Son temps et ses voyages.

1883 : La Terre. Géographie physique et économique, issu de ses cours à Fontenay-aux-Roses.

1889 : États et nations de l’Europe. Autour de la France, nourri de longs voyages à l’étranger.
Disponible sur Gallica .

1894 : Atlas général Vidal-Lablache.

1903 : Tableau de la géographie de la France, préparé par d’incessantes traversées de la France.

1917 : La France de l’Est.

1922 : Principes de géographie humaine, qui mobilise expériences européennes, du Maghreb et de l’Amérique du Nord.

Les calepins comme mémoire du voyage

Les carnets enregistrent des impressions avant écriture. À la sensibilité visuelle de Vidal s’ajoute le témoignage des autres sens.
Les voyages sont aussi le moment où le savoir livresque est soumis à l’épreuve des faits : Vidal est attentif à la géologie, aux nuances de la végétation, et il déploie une vive curiosité pour les « types » humains, pour les dialectes, pour les usages vestimentaires (surtout les « habits du dimanche » et les coiffes des femmes).
Les carnets sont aussi les témoins de la réflexion du voyageur : réflexion d’étape, esquisse pour un travail en cours, notes pour un projet.

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Carnet 16 Ouest (Mont St Michel),
image 1 (couv), et images 43, 38, 41, 126
Vidal de La Blache, Paul (1845-1918), “Carnet de Paul Vidal de la Blache [16]”, NuBIS, accessed 20 avril 2021, nubis.univ-paris1.fr/15733/3hp3

Mercr. Mat 6h ½ 21 oct [1896]
Marée haute. Le Mt St M.
se mire dans une nappe tranquille
et grise. Une barque, qui va
relever les filets, trouble seule le
silence.

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Carnet 16, image 43

« On a déjà vu Mr là-haut » —
tour de langage de ces gens de l’Ouest

Pas d’arbres sur le côté qui
regarde l’Ouest; au contraire, des
peupliers sur le côté N . ; et çà et là
ds les anfractuosités, nichés des figuiers,
lauriers, fusains —

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Carnet 16, image 38

10h mat. Couleur mauve et grise des grèves,
petits cris aigus de mouettes
ds le silence

Couesnon polders Mt Dol plateforme du Mt St Michel

Rem. l’importance prise ds
l’imagination par ces buttes isolées.

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Carnet 16, image 41

L’homme ds la géogr —

Ses établissements, cultures etc.
Par le commerce, il établit des
liens entre les contrées, et les transforme
les unes par les autres. Des Europes
nouvelles se sont créées ou se créent
aux antipodes — Les révolutions humaines
sont des révolutions terrestres, car elles
changent toute l’économie de la
vie végétale, animale etc. — V. l’Australie,
le Cap —
Il établit la solidarité entre
les diverses zones terrestres, en tirant
des régions tropicales les produits réclamés
par les zones tempérées —

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Carnet 16, image 126

Au-delà du familier, altérité et actualité

Dans ses voyages à l’étranger, Vidal s’intéresse plus ouvertement aux hommes et aux institutions et aborde franchement des problèmes politiques. Il s’implique directement, relate ses mésaventures. Comme dans ses voyages en France, ses remarques sont nombreuses sur les types physiques des habitants, mais il est plus disert sur les mutations en cours.
Son voyage en Irlande de 1886 (Carnet 10) lui donne par exemple l’occasion d’observer la misère du pays, condamné à l’émigration, — départs observés ici sur la côte sud, depuis l’embarcadère d’Amérique de Queenstown (Cobh, l’actuel port de Cork), où ce jeudi 9 septembre « la pluie fait rage ; les gouttières débordent ; nuages emportés par les bourrasques dans un ciel blafard ; les navires entrevus de loin comme des fantômes. »

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Carnet 10 (Irlande)
Images 1, 29
Vidal de La Blache, Paul (1845-1918), “Carnet de Paul Vidal de la Blache [10]”, NuBIS, accessed 20 avril 2021, nubis.univ-paris1.fr/15733/3hg7

Hangars où les passagers attendent le départ pour l’Amérique.
Beaucoup de femmes ; vieilles Irlandaises à mante, fumant la pipe ; mélange de types ; grosses filles courtes et rousses ; une autre qui a l’air d’une enfant, allaite un gros bébé ; ustensiles de ménage, batterie de cuisine en fer blanc, cages d’oiseaux…
Qques Irlandais bruns, élancés, aux yeux saillants et brillants, à la physionomie mobile, yeux plutôt gris.
Vieilles robes à volants ; chapeaux fripés, vieux waterproofs ; châles invraisemblables, des chaussures pourtant — tout cela assis sur des sacs, des planches, pendant que la pluie tombe.

4h départ — La pluie a cessé. La {rade est vraiment belle}. Tassés à l’arrière — Sur la galerie une sorte de femme de l’Armée du Salut. Ils paraissent émus ; beaucoup de silence —
Adieux des restants :
{Sur le bord,} une femme se lamente très fort en frappant des mains — Une sorte de géant roux pleure et se mouche avec les doigts — La vieille, qui part, allume une pipe. Sur le pont, entassement — une femme en chapeau, avec un enfant, d’un type très pur : cheveux noirs, teint mat, gds et beaux yeux.

(Transcription linéarisée)

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Carnet 10, image 29