« Dans un coin de Paris, depuis le commencement de 1917, une poignée de “techniciens”, “d’experts” comme on dit, historiens et géographes, travaillaient imperturbablement, quelles que fussent les vicissitudes du bon et du mauvais sort des armes, à dégager et à assembler les fondements d’une paix que l’on apercevait mal. Leur labeur est resté caché, ignoré, et ce qui leur a été pénible, à demi inutile. »

Charles Benoist, 1934

En décembre 1914, le général Bourgeois demande à Paul Vidal de la Blache et à ses confrères de collaborer au Service géographique de l’Armée (SGA). Début 1915, Vidal de la Blache forme une commission avec, entre autres, Emmanuel de Martonne, Albert Demangeon, Lucien Gallois, Bertrand Auerbach et Jules Sion. Ils actualisent les notices géographiques pour le SGA. Parallèlement, en 1916, la Société de géographie crée une commission qui travaille sur les diverses questions territoriales et frontalières ; y siègent la plupart des géographes universitaires.
Puis en 1917, à la demande d’Aristide Briand, Charles Benoist, directeur de la Revue des Deux Mondes, forme un Comité d’études pour les négociations de paix. Ce Comité réunit de grands spécialistes des sciences sociales provenant des établissement les plus prestigieux de l’époque. Trois géographes civils (Vidal de la Blache, vice-président, Gallois et de Martonne) participent à ce comité présidé par l’historien Ernest Lavisse. Leurs travaux seront principalement utilisés par les commissions territoriales de la Conférence de la paix.
La réalisation de la Grande Roumanie en 1919 est en partie due au rôle actif d’Emmanuel de Martonne.

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De Martonne, « Répartition des nationalités dans les pays où dominent les Roumains », Comité d’études, Atlas, II, 1919
De Martonne, qui avait soutenu une thèse de géographie régionale sur la Valachie (1902) puis une thèse de géographie physique sur les Carpates (1907), s’est engagé clairement en faveur de la cause d’une Grande Roumanie qui annexe une grande partie de la Transylvanie et trace la frontière selon des critères ethniques.

Vidal et la France de l’Est

Vidal de la Blache accorde à la France de l’Est une attention constante très orientée par l’enjeu géopolitique. Déjà en 1889, son étude sur États et nations de l’Europe. Autour de la France évoquait la situation des populations du Reichland d’Alsace-Lorraine, dont les sympathies françaises valaient plus que le critère de la langue.

Sa carte murale de la France de l’Est comme sa carte de l’Atlas Vidal-Lablache montrent sa sensibilité aux questions de stratégie, ce qui apparaît clairement dans la figuration des fortifications et des lignes de défense.

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Source : Atlas Vidal-Lablache, 1918

Publiée dans les Annales de géographie de 1916 et liée à son livre sur la France de l’Est (1917), la « Carte de densité de la population en Alsace-Lorraine et dans les départements français limitrophes » unifie malgré les frontières « un ensemble de pays que les traités ont désunis, mais que beaucoup de causes rapprochent ». En spécialiste de géographe humaine, Vidal manie l’évidence de la continuité démographique pour prouver la réalité de cette région.
Dans son ouvrage de 1917, où il insiste sur l’attachement historique des deux provinces à la France, les négociations à venir des traités de paix sont manifestement présentes.

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Vidal de la Blache P., 1916, « Évolution de la population en Alsace-Lorraine et dans les départements limitrophes », Annales de géographie, n° 135, 136 et 138, p. 97-115, p. 161-180 et p. 480 [« Densité de population en Alsace-Lorraine et dans les départements limitrophes », p. 480, carte en noir et blanc sur Persée].

Géographie et expertise de guerre

La transformation de l’intitulé de la chaire de géographie historique en chaire de géographie à l’arrivée de Paul Vidal de la Blache en Sorbonne ne signifie pas qu’il abandonne l’histoire. N’étant plus une discipline annexe de l’histoire, la géographie peut permettre d’interpréter les faits historiques à la lumière de ses propres catégories et savoir-faire.
Ainsi, Vidal analyse les « variations de la frontière de la Sarre d’après les traités de 1814 et de 1815 », en les mettant en rapport avec des faits de géographie humaine. Il ne s’agit donc plus d’une recherche du document le plus ancien, ou des traces d’une limite ancienne. Ce travail est réalisé dans une plus vaste étude sur le bassin de la Sarre menée avec Lucien Gallois dans le cadre du Comité d’études. Il est publié dans un dossier des Annales de géographie de 1919 sur « La paix de Versailles, et les nouvelles frontières de l’Allemagne ».

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Vidal de la Blache P., 1919, « Les Frontière de la Sarre d’après les Traités de 1814 et de 1815 », Annales de géographie, n° 154, p. 249-267 [Annales de géographie, Persée – mais la carte est reproduite en noir et blanc ; voir aussi Gallois et Vidal de la Blache, 1919, dans NuBIS).

Dans ces expertises géopolitiques, les travaux des géographes du Comité d’études innovent donc par rapport à la tradition de négociation internationale sur les frontières, sans toujours être suivis.
Curieusement, il semble que les successeurs et élèves de ces géographes-experts aient ignoré leurs engagements d’ordre géopolitique, du moins en France. Ailleurs, des « cartes rouges » proches de celle dressée par de Martonne sont devenues les supports de revendications territoriales et des emblèmes identitaires, par exemple pour la Hongrie d’après la Première Guerre mondiale et pour la République de Macédoine.

Faire face à la guerre

jeudi 10 [sept 1914]— Les nouvelles de la lutte
engagée en Champagne semblent bonnes ; progrès
de l’armée angl. à notre aile gauche, où les
Allmds envoient du renfort — On dirait,
d’après les récits qui nous viennent du Nord,
que leur consigne d’être plus modérés leur
a été donnée.
Vendr. 11. aucun communiqué
officiel — que se passe-t-il ?
Sam 12 : communiqué étendu et précis
sur la blle qui se livre depuis 6 jours depuis
l’Ourcq jusqu’à Vitry le Fr. Notre offensive
progresse — L’aile g. (anglo fr) a dépassé la
Marne près de Ch- Thierry.

{gde
pluie par
vent NW}
Dim 13 — nouvelles confirmant l’avance générale de l’Argonne à Soissons
lundi 14 — recul général des Allemds,
même en Lorraine — Soulagement

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Carnet 33, image 29
Vidal de La Blache, Paul (1845-1918), “Carnet de Paul Vidal de la Blache [33]”, NuBIS, accessed 20 avril 2021, nubis.univ-paris1.fr/15733/3j8n

Le carnet 33 de Paul Vidal de la Blache permet de voir comment, depuis sa propriété de Rusquerolles, près de Castres, Vidal suit dans la presse quotidienne l’entrée en guerre et les premiers revers des armées françaises. Il prend avec circonspection puis soulagement les communiqués relatant la bataille sur la Marne. On peut penser que ces événements cruciaux animent les pays qu’il a lui-même traversés et décrits, paisibles, dans son Tableau. La géographie lui sert à prendre la mesure du conflit, de ses enjeux territoriaux à travers les lieux et leurs noms.
Mais il est aussi le père d’un officier, son fils Joseph, qui tombera en Argonne en janvier 1915. La guerre est pour lui une épreuve familiale, patriotique. L’Allemagne, dont la culture lui a été proche, se révèle comme un ennemi implacable. Il accepte de s’engager dans des études d’expertise que le gouvernement lui demande pour préparer des négociations futures aussi bien que de consacrer un livre à la France de l’Est, en concluant sur les conséquences mondiales, impériales et nationales ouvertes par le conflit.

Paul Vidal de la Blache meurt brutalement en avril 1918 sans avoir connu le retour de la paix.